La fleur des mots... Seymus Dagtekin

Paroles de sagesse dans le souffle poétique…

à La Tartinerie, Sarrant (32)
à La Tartinerie, Sarrant (32)

Seyhmus Dagtekin est né en 1964 à Harun, petite bourgade Kurde blottie dans les montagnes du sud-est de la Turquie. En ce temps-là, le village vit en autarcie, protégé des bruits du monde. C’est un univers d’oralité, de présence les uns aux autres. L’écrit ne se perçoit que… sur les paquets de cigarettes. Jusqu’à l’âge de dix ans, Seyhmus y vit une enfance libre, dans les éléments et la rusticité qui vont façonner très tôt une sagesse étonnante dont il va faire la source intarissable de ses écrits, poésie ou romans. Ainsi son somptueux «  A la source, la nuit » (Robert Laffont, 2004) qui nous plonge dans la vie de son village et qu'il définit comme le roman « d'un monde d'avant le livre ».

Je n’existe pas sans l’autre

Dans sa langue maternelle, le kurde, dont l’usage est interdit en Turquie, le mot  étranger n'existe pas. On dit  l'inconnu  et ce qui est inconnu est à connaître non à rejeter. D'où cette hospitalité naturelle qui étonne toujours un peu l'occidental :  « Étranger, c'est un concept moyenâgeux de l'identité. Je n'existe pas sans l'autre ! Sans rencontre, pas de construction possible. »

Sa relation à son père va le marquer durablement. Cet homme est l’un des seuls lettrés du village. Il croit à ce qui est bon et positif. Une de ses maximes qui édifie la conscience du jeune Seyhmus : « De la naissance au tombeau, l’homme se construit. »

« Mon père me disait : " En rêver ne suffit pas, faut le faire ". Je me suis levé et j'ai commencé. J'ai mis une parole dans ma bouche qui puisse me lier au cœur de l'autre, qui puisse ouvrir mon cœur dans la bouche de l'autre. »

En 1970, une école est créée à Harun et Seyhmus fait partie de la première génération scolarisée. Il poursuivra ses études à l’université d’Ankara (journalisme, audiovisuel). En 1987, il rejoint un de ses frères installé à Nancy. Il ne parle pas un seul mot de français. Peu après il vient vivre à Paris et entreprend des études de cinéma :

« Je me suis retrouvé dans une matrice, j'ai très vite fait corps avec la langue. C’est alors que je suis né au français. »

Et c’est dans cette langue adoptive qu’il écrit ses livres  avec un talent couronné par de nombreux prix dont celui de l'Académie française :

 « L'identité n'est pas affaire d'héritage. La culture de naissance n'est qu'un moyen, un point de départ : nous sommes des êtres en devenir. L'autre est là pour que je le rencontre. On fait des pas vers lui, on devient connus ».

Shakespeare ne disait-il pas : Nous sommes nés d'un même tissu de rêve ?

« L'écriture ne peut exister qu'entre celui qui émet et celui qui reçoit. Écrire, c'est comme dire bonjour. Donc je suis passé à l'écrit en français… pour dire bonjour.  L’écriture c’est comme une adresse à l’autre. »

Seyhmus « essaie de faire » sans trop s’interroger :

 « Les questions viennent après. On fait d'abord, on se questionne ensuite. La maîtrise de l'outil est nécessaire et la langue est un outil. Porter à la connaissance des autres c'est un risque. »

Il a apprivoisé les mots pour tisser le lien avec l'autre.

 

C’est le souffle qui commande, pas le mot

« L'écriture, l'art, consistent pour moi à embrasser l'être d'un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d'être ensemble. Sortir du rapport de force et de domination pour entrer dans un rapport d'amour où l'autre est la condition même de mon existence. »

Quand on écoute les sonorités de sa poésie dans sa bouche, on entre dans l’oralité qui a baigné la jeunesse du poète : émancipé du regard relié à l’écrit linéaire, on se laisse submerger par la rugosité charnelle, vivante des mots libérés de l’encre et du papier, devenus aussi vifs que le poisson sorti de la rivière. Une tout autre perception s’offre alors et du sens et de la beauté quand la lecture silencieuse s’inscrivait dans un univers assez peu accessible mais non point impénétrable cependant. Juste plus difficile…

L’écriture du poète s’arrime dans des paroles surgies du cœur et d’une conscience forte. Seyhmus Dagtekin est un sage. Il ne libère un mot qu’en prenant le temps de l’investir de son pesant de sens. Impression d’une « eau rocailleuse » qu’il déverse parcimonieusement. Le poids du dire après le souffle poétique, pour un auditoire, c’est cadeau. De l’or. Et suivre ses paroles, c’est se mettre en chemin d’humanitude :

« La vie c’est peu de chose, on la prend trop au sérieux. Tout l’or du monde n’effacera pas une parole de travers. On ne se construit jamais en se battant contre l’autre. Etre dans un compagnonnage avec tout ce qui nous entoure, de la poussière jusqu’à la transcendance. Nous aimer au-delà de l’espoir. »

Il  ne revendique pas ses racines mais ne les renie pas :

« Je me sens chez moi partout. Je ne me sens pas en exil. La beauté de l’être, on peut la trouver partout. La poésie, l’écriture, c’est mon invitation à trouver l’être qui est en face de nous. Le monde est vaste. Les choses du savoir et de l’art ne diminuent pas quand on les partage. Le verbe opère une transformation en nous. »

Au PJE de Muret (31) 2010
Au PJE de Muret (31) 2010

Si on le questionne sur ses choix : prose ou poésie ? Il interroge à son tour : pourquoi vouloir séparer la prose de la poésie ? Ne naissent-elles pas d’un souffle ?

« C’est le souffle qui commande, pas le mot. Alors pourquoi s’embarrasser du choix de la langue pour s’exprimer (turc ou français). Ce qu’il faut, c’est maîtriser le mot, c’est un peu comme un outil pour ne pas rater sa cible. Je tente d'habiter un souffle, une transversalité et de le faire à travers mes langues, sans que cela ne m'éloigne de ceux qui habitent les autres langues et géographies. Tisser des liens dans cette transversalité et les vivre intensément. Un Kafka, un Dostoïevski, un Artaud, un Deleuze, un Rûmi font partie de ma chair. Mais littéralement. Je me dis, tout comme j'appartiens à l'humain, aussi tout ce qui est humain m'appartient

 ». La pure beauté de son visage reflète celle de son âme, toute de lumière offerte, cette bonté héritée du père, toujours là-bas, dans les montagnes kurdes, veilleur du soir qui tombe, sentinelle des vérités inaliénables. C’est de lui, de la sagesse de cet homme droit que Seyhmus a tant appris, bien plus que de ses doctes études. C’est implicite quand il dit :

« Nous sommes des êtres en devenir ; je suis tendu vers cet accomplissement de l’être : l’écriture c’est le compagnonnage pour moi. Je serai comptable de mon propre accomplissement. Il faudrait arriver à se regarder sans concession. »

Avec les stagiaires des ateliers du PJE été 2010
Avec les stagiaires des ateliers du PJE été 2010

Je ne saurais trop vous encourager à lire son récit/roman A la source, la nuit (Robert Laffont, 2004) qui a reçu la mention spéciale du Jury du Prix des  cinq Continents de la Francophonie 2004 : une véritable symphonie de l’imperceptible.

Ma maison de guerre, Castor Astral 2011

 « Ma maison de guerre », au Castor Astral (2011). Une succession de mots qui bondissent telles des balles, de fusil ou à jouer… La guerre n’est pas loin puisqu’on y chante l’amour. Le rire non plus :

« Le rire viendra comme une décharge de sable/dans tes semelle. »

Mais, écrit-il « Tout est poème ». Le poète est l’amant au chant amoureux.  Seyhmus Dagtekin le dit : « Le poète, c’est comme un animal aux aguets. Donc, être poète, c’est être éveillé au monde. »

Et à trait continu, en jet explosif, il entaille nos pupilles du parfum des mots, se fait reptile pour s’insinuer dans notre esprit et nous enchanter de cette musique inclassable. Sonorité d’images floues, images tatouées sur la peau des mots…  Quand il dit : « L'écriture, l'art, consistent pour moi à embrasser l'être d'un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d'être ensemble.  Sortir du rapport de force et de domination pour entrer dans un rapport d'amour où l'autre est la condition même de mon existence », c’est bien cela qu’il exprime : l’effet miroir ou l’écho, comme on voudra que l’assemblage des mots va susciter en nous, lecteurs jamais passifs.

La poésie de Seyhmus Dagtekin s’affranchit de l’ordre pour brandir la volupté, bravant les conformismes. Limpide : « Celui qui lit n’est pas tenu de dire ce qu’il lit ». Ni de le penser. Juste le sentir, l’absorber, l’ingérer. Le vivre déconnecté de l’analyse.

© Maïa Alonso

 

http://www.seyhmusdagtekin.fr/

Seyhmus Dagtekin, A la source la nuit, Robert Laffont - 231 p.

Un petit Kurde raconte son enfance dans un village perdu au milieu des montagnes. Village qui semble s'étrécir à mesure que le narrateur grandit et que sa conscience mûrit, tandis que les mystères (l'eau, le soleil, la pierre) et les dangers qui l'entourent (loups, djinns et autres dragons) sont transfigurés en de merveilleuses fables, toute une fantasmagorie éminemment poétique. Omniprésence des Anciens qui accompagnent leur chemin vers l'universel.
Qui dira le miracle d'une phrase qui n'existait pas quelques secondes auparavant et qui soudain couchée sous la plume de l'auteur, va changer la vie du lecteur ? Car toute phrase sculptée des profondeurs vertigineuses de notre infini intérieur est un bouleversement pour celui qui la reçoit. Ce roman est construit comme une symphonie de l'imperceptible.
Quelques extraits :

« C'est parce qu'il y avait la continuité des gouttes que les premières gouttes ne se perdaient pas, devenaient sources, ruisseaux, fleuves et poursuivaient leur traversée pour rejoindre le lieu de rendez vous de toute eau. Il en allait de même pour la goutte qu'était un homme. Seul, il serait désorienté, perdu et sècherait sur place, succombant aux faiblesses de sa nature. Ce n'est qu'au prix de ses retrouvailles avec ses semblables que sa vie pouvait continuer dans des maisons, des villages, des villes, et qu'il pouvait accomplir sa traversée. »
" Et à l'ombre d'un de ces arbres, je commençai, sous la surveillance de mes deux tuteurs comme deux anges à emplir de petits cailloux les premières lettres tracées au sol par le maître. Lettres qui, dans le même mouvement, par cette même tracée, me liaient à la terre, à l'arbre, à son ombre et au vacarme, aux engins, à la source du vacarme qui les avait précédées. Lettres que je ne finis pas de visiter, de l'ombre de ces arbres aux artères qui peuplent mon présent, bouche pleine de cailloux, doigts mêlés à la poussière. Traces que je remplis de lettres avec le loup, la lune, la chèvre, sous des cieux changeants, en passant d'une langue à l'autre, d'un alphabet à l'autre, comme on changerait de monture en cours de route, pour remonter la nuit, à la source. "
Mais tout serait à noter. A lire pour un émerveillement de ligne en ligne !

©Maïa Alonso